Mille six cent soixante-quatorze kilomètres. C’est la distance que parcourt la Terre, chaque heure de chaque jour en tournant inlassablement sur elle-même dans une valse effrénée. Et avec elle, nous fonçons, pris dans cet élan imperturbable. Absorbés que nous sommes par l’astre de feu qui nous attire autant qu’il nous repousse, nous autres les poussières, les fourmis, les riens du tout, nous déplaçons à cent sept milles kilomètres par heure pour finalement parcourir, chaque jour, plus de deux millions de kilomètres. Ce vertige partagé est le fruit des flux insaisissables qui nous entourent et nous définissent. Sous l’épiderme, le sang parcourt deux kilomètres par heure au sein d’un réseau de veines, d’artères et de capillaires. Nous sommes vitesse. Nous sommes gravité et inertie, nous sommes ces phénomènes qui agitent nos corps. Toutefois, l’injonction du présent est à l’immobilisme. Corps confinés, isolés. Ne pas danser, ne pas voyager. Surtout. Ne. Pas. Bouger. Ce récit est celui d’un mouvement devenu presque révolutionnaire. Et si, même à l’arrêt, nous pouvions percevoir l’accélération qui nous entoure ?

L’exposition Assemblage #32 A Vertigem Comum témoigne d’une réflexion menée de concert avec l’artiste Gabriel Moraes Aquino autour des corps mouvants. Détachée de toute rationalité scientifique, elle s’envisage comme un laboratoire de formes intimes qui transpirent simplement ces dynamiques de l’invisible. Dès lors, le vertige n’est peut-être qu’un état intermédiaire. Peut-être permet-il de transiter vers un ailleurs. Cet ailleurs c’est celui de nos mondes qui s’entrechoquent au sein de la galerie devenue machine à voyager sans bouger. À l’intérieur, se croisent les micro-univers des artistes lié.es autour du projet, leurs cultures, leurs individualités. Devenus le lieu de la pensée vertigineuse, les quinze mètres carrés de Julio semblent se replier sur eux-mêmes, à l’image d’une boîte, une toute petite boîte dans laquelle le Monde, étriqué, transpirant, bouffi, tente de s’enfoncer. L’image y est saturée, démultipliée, le mouvement parfois permis, souvent contraint.

Sur les murs, des fenêtres par lesquelles des images effrénées ou contemplatives forment une représentation kaléidoscopique du déplacement immobile, au travers des pratiques et histoires de chacun. Elles renvoient à des instants capturés où le corps animal, humain ou social, est empreint de la mémoire du mouvement. Dans sa vidéo intitulée Signes (2022), Farid Kati enregistre des moments de vie sur les terres agricoles de sa famille, en Algérie et témoigne d’une symbolique de la réparation perçue dans le travail de la terre, par une famille ayant vécu la migration. Avec Être encore là (2022), Louise Le Pape donne à voir des corps traqués dont les apparitions et disparitions créent des glissements dans une image devenue témoin de leur nature fantomatique. À elles, s’ajoutent d’autres histoires animées, où le corps individuel, celui du danseur Nicolas Faubert, tombe et se relève ; où le corps collectif vogue vers une même destination inconnue. À elles, se superposent d’autres histoires imprimées, de détails volés, de visages fugitifs, de carcasses symboliques. Dans notre boîte, les récits se mêlent et donnent naissance à un lexique de l’accélération. Participant à ce flux organique, l’oeuvre Sol Ardente (2022) de Gabriel Moraes Aquino (en collaboration avec Farid Kati) prend la forme d’un objet hybride entre effort et paresse, entre tapis de course et chaise longue, pour devenir le cœur cinétique de la boîte-machine. Au sol, les chaussures enfantines en plomb de Samar Al Summary indiquent une présence, peut-être celle de souvenirs passés, délaissés dans un coin, car trop lourds à transporter. Ce dessin de l’intime, autrement appelé extime, se retrouve au travers des objets venant joncher l’espace de la galerie. On y découvre ici et là des objets à soi, des porteurs de sens offerts au regard des autres pour partager nos mémoires et faire de la galerie une capsule temporelle empreinte de nos mots, de nos formes. Enfin, l’exposition fait la part belle aux échanges et aux paroles. Durant quatre semaines, des invitations ont été faites à des artistes, danseurs, astrologue et linguiste à intervenir au sein même de l’exposition afin d’étendre le prisme de cette réflexion vers d’autres manières de penser l’accélération des corps. L’exposition A Vertigem Comum témoigne d’une approche multipliée et expérimentale du mouvement statique, une tentative de garder l’équilibre dans ce vertige de l’ordinaire. Derrière les volets clos de la galerie, un micromonde fourmille, attendant que l’écrin révèle par intermittence ce laboratoire du sensible, sorte de diorama du présent.

Lena Peyrard