… L’invention des formes à l’ère industrielle, fait de l’ornement le lieu agissant de cette « sympathie » qui nous fait participer collectivement, par la suggestion, voire par l’hallucination, « au travail de ces forces mystérieuses qui organisent les êtres et ordonnent le monde physique ».
Paul Souriau, La Beauté rationnelle, Paris, Felix Alcan, 1904

Aujourd’hui il semble difficile de continuer à explorer les liens tissés au regard de l’ornement entre l’habitat et les formes naturelles. Pourtant, ce défi est encore possible, et des artistes s’en emparent comme outil pour construire de nouvelles poétiques. Quand les éléments de l’environnement architectural et naturel sont empruntés en tant que signes pour construire une métaphore du soi, ils peuvent oublier l’anathème d’Adolf Loos qui, dans son ouvrage de 1908, « criminalise » l’ornement, « ce maquillage indécent de la pure architecture », pour refaire les liens qu’une nouvelle conception de la nature avec ses enjeux actuels tisse avec l’imaginaire. Ils se permettent d’utiliser les éléments banalisés qui appartiennent à une facture artisanale ou industrielle, grilles, carreaux, tubes ou textiles, pour les associer à un concept de ce qui tient de l’ordre naturel, et exprimer un corps, un être-habitant, qui joue en contraste, ou en rébellion ou en absence avec l’espace qui l’entoure.

Cristina Schiavi, (Buenos Aires, 1954) s’intéresse à ses débuts par l’architecture et le design et très tôt incorpore les premiers outils numériques de dessin à la conception de ses œuvres. Dans le passage des images en géométrie au volume, elle choisit de travailler avec des matériaux propres à la construction : planches de bois, carreaux de faïence. Ses peintures-sculptures-objets explorent la manière dont, à travers les objets domestiques sont ritualisées les relations sociales. Dans ces pièces, la grille orthogonale du carreau contraste avec les formes arrondies de la peinture. Elles veulent rendre visibles les corps arrondis et mous, expansifs, occupant l’espace. Un corps flasque, territorialisé. Une figure de résistance qui se permet le désir.

Open your heart to me baby, est réalisée lors d’une résidence de Michel Jocaille (1997,Fourmies), dans le Nord de la France, dont il est originaire. Une grille de vantail, trouvée dans le lieu de résidence est enveloppée par des rubans dans l’idée de la réparer. La grille c’est un entre-deux, elle protège en permettant la libre circulation des regards. A la symétrie des arabesques de la pièce de fer forge, s’ajoute une ornementation avec des éléments qui renvoient à des constructions identitaires et amoureuses, dans l’idée d’un monde équitable et hybride en constante mutation à l’instar d’une écologie queer égalitaire. Ainsi, les orchidées font référence à l’opération de transition de genre, les petits escargots qui s’enlacent aux amours hermaphrodites. Les fonds veloutés sont des déformations, à l’aide d’un miroir, de prises de vues du monde sous-marin, anémones, méduses, corail, un éloge de la fluidité. Dans une série de plus petites grilles de réminiscence médiévale. Jocaille évoque l’histoire de « Fantaghirò, persona bella » d’Italo Calvino, adaptée en série télévisée fantasy, dans laquelle le genre alloué aux personnages dans les histoires de princesses et de chevaliers est renversé. Il se déploie une réflexion sur les systèmes référentiels et autoritaires qui fondent les constructions identitaires.

On aurait envie de citer a contrario ce que Le Corbusier écrit en 1925 dans L’Art décoratif d’aujourd’hui : « Nous qui sommes des hommes virils dans un âge de réveil héroïque des puissances de l’esprit, dans une époque qui sonne un peu comme l’airain tragique du dorique, nous ne pouvons pas nous étaler sur les poufs et les divans parmi des orchidées, parmi des parfums de sérail » …Et de célébrer les cent années de changements qui nous séparent de ces affirmations.

Elba Bairon (Bolivie,1947) s’installe à l’âge de vingt ans à Buenos Aires. Depuis les années 90 ses installations intègrent à l’espace architectural des volumes blancs, personnages ou animaux aux formes adoucis et surface polie qui habitent des constructions presque métaphysiques. Les sculptures qui évoquent des éléments naturels et organiques se présentent comme des fragments d’un monde unissant le naturel et la création humaine, les reliant aux ornements architecturaux des époques passées, où la statuaire puisait dans les formes de feuilles, des animaux, pour agrémenter un chapiteau ou un pilier. Créant un dialogue entre passé et présent. Ces formes semblent être dans un état de dissolution ou de transformation, comme si elles émergeaient ou disparaissaient dans un temps à venir prochainement. Les sculptures sont réalisées par superposition de multiples couches de pâte à papier et de stuc, et soigneusement poncées pour obtenir une finition lisse et raffinée. Sous ces couches, se cache un espace vide. Par le dessin du textile, se crée un espace d’intimité, habité par des créatures-objets, ici deux animaux. Des morceaux de nature recouverts de douceur, sans arêtes, avec la même blancheur que l’air emprisonné dans les flocons de neige.

La pratique sculpturale de Lea Dumayet (Paris,1990) combine, dans un équilibre qui semble fragile, des produits industriels et des éléments naturels, poussant toujours jusqu’à la limite du point de rupture. L’insertion d’une branche d’araucaria dans du verre, ou dans une tige métallique pour continuer une courbe, génèrent un jeu de tensions qui trouve écho dans notre perception du danger. L’œuvre de Léa Dumayet oscille constamment entre des notions contradictoires : légèreté et poids, équilibre et vertige, naturel et industriel, attraction et risque. Ici l’arabesque se génère par les forces intrinsèques à chaque composante, dans une volonté de minimalisme.

Mais devant l’apparente banalité d’une tige métallique industrielle, comment ne pas évoquer que l’élément naturel qui le complète, est une branche d’araucaria, une espèce des plus anciennes sur terre, qui a atteint son maximum d’expansion au mésozoïque, avant la fragmentation des continents ? La complexité que le choix de cet élément ajoute aux pièces, invite à un saut temporel qui met en perspective la dimension humaine face à cette espèce survivante des changements inimaginables pour nous, humains menacés…