SIP : Dans Assemblage #5 Indélébile tu présentes un triptyque Sans titre (bucrane) et une autre peinture Sans titre (Epithelantha micromeris var. greggii).

G.Q. : C’est le nom scientifique d’une fleur de cactus.

Tu écris bucrane et le nom de la fleur entre parenthèses. Je pressent dans la structure des titres un indice de ce que produisent tes peintures : au début on croit qu’il n’y a pas d’image.

Le titre est juste une indication. J’aime bien l’idée de l’évocation pour qu’il reste ouvert. Même quand un regardeur est devant les peintures, il ne voit pas forcement au premier abord le sujet représenté. Souvent, j’ai des retours sur des interprétations. Malgré l’image figurative qui est présente, les gens ne la lisent pas, ils ne perçoivent pas l’intégralité de cette image figurative, du sujet. Il y a une ouverture sur l’interprétation des formes qui apparaissent à leur vue.

Au début on les prend pour une abstraction. Après un processus du regard, une image apparaît et notre perception change complètement. Comment les conçois-tu ? Veux-tu provoquer délibérément cette première sensation ?

Je recherche au premier abord une certaine douceur, une subtilité. Je veux évoquer quelque chose auprès du regardeur. Cet effet-là est le produit de l’atténuation, l’estompage de l’image. La lecture devient donc plus difficile, l’image paraissant abstraite et se révélant par la suite. Mais cet effet est secondaire, ce n’est pas ce que je recherche à la base. Moi, je vois en permanence ces images. Je les fais de A à Z. Elles sont toujours présentes, et donc à aucun moment je ne doute de ce que j’y vois.

Il y a une différence entre la façon dont tu les perçois, du fait de les avoir conçu, et ce qui se passe chez le spectateur. Chez le regardeur il y a une méprise première, et après il y a l’image «réellement» figurée qui se révèle devant nos yeux. Il se produit une prise de conscience sans marche arrière.

Je ne base pas ma démarche dans la production d’un effet, en me disant «je vais cacher quelque chose et on va voir comment elle sera dévoilée». C’est un effet visuel qui en découle mais au départ je cherche bien quelque chose de doux, de subtil, poétique.

Cherches-tu la limite de la visibilité ?

Je ne sais pas où se trouve cette limite, parce que je vois toujours l’image. J’ai l’impression qu’elle est très présente, pourtant la plupart des gens se noient dedans. Du coup, je ne vis pas la même expérience que les autres.

Tu n’as pas l’innocence du regard, nous on découvre.

Oui, il y a une certaine virginité du regard.

Ceci est surement valable pour beaucoup d’autres choses, mais dans ton travail c’est comme si tu voulais dévoiler ce processus du regardeur, ce passage de l’innocence à la découverte moyennant un peu d’effort.

Il y a plusieurs temps de lecture. Dans un premier (qui varie selon les personnes), on ne voit que l’objet peinture, sa matérialité, ses nuances, les masses de couleur, etc. mais on n’identifie pas un sujet représenté. Dans un deuxième temps, on interprète, peut-être en tombant juste, et l’on voit, identifie ce qui est là. Puis dans un troisième temps, on prend conscience de l’image présente sous-jacente.

Et là, apparaît l’image dans son caractère symbolique.

C’est un autre niveau de lecture. Une fois que l’on a vu le sujet on peut essayer d’analyser, de comprendre ce qu’apporte ou dit ce sujet.

Dans ce cas précis, le bucrane, pourquoi tu l’as choisi ?

On retrouve les bucranes comme éléments architecturaux dans l’Antiquité, des motifs ornementaux dans les frontons de certains temples, certains édifices, en bas-relief. Un crâne de bœuf avec une guirlande de fleurs entre les cornes qui symbolise les victimes sacrificielles. Cet élément ornemental a été repris à la renaissance. On peut trouver plusieurs exemples en Italie, dans le sud de la France, présent dans l’architecture comme motif peint ou sculpté. Après on retrouve le bucrane dans des natures mortes, comme une variation de la vanité me semble-t-il.

La vanité ne parle pas du sacrifice, de la victime sacrificielle, c’est une signification qui s’ajoute dans le cas du bucrane.

Le bucrane est donc un crâne de bœuf. Les crânes d’autres animaux ont d’autres significations ou symboliques. Un crâne de bouc, par exemple, est associé à l’occultisme.

Dans ton travail, que signifie ce choix, dénonce-t-il quelque chose ?

J’extrapole l’idée du sacrifice en parlant de notre rapport aux autres espèces, à notre rapport à l’argent, au travail. Vivre pour travailler ou travailler pour vivre, le sacrifice pour le dieu argent, etc.

Il prend le sens d’hommage aux victimes sacrificielles de la modernité ?

On peut le lire comme cela.

Il y a aussi la référence à l’histoire de l’art. Tu as travaillé dans une précédente série sur les vanités. Ici tu as représenté le crâne de bœuf en anamorphose, une citation du tableau de Hans Holbein, Les ambassadeurs.

Les couleurs évoquent celles dominantes dans le tableau Les ambassadeurs, l’anamorphose aussi. L’élément anamorphosé dans ce tableau est un crâne, une vanité. Je fais référence à l’histoire de l’art ou de l’architecture, et j’y ajoute donc, en outre, une pensée sur des problématiques sociales ou philosophiques plus contemporaines.

La vanité comme genre de l’histoire de l’art est récurrente dans ton travail. Ce bucrane serait-il une variante de cette autre série ?

Oui, c’est une variante. En même temps, dans l’histoire de l’art, le bucrane est un élément repris dans le genre de la nature morte. Il est présent, notamment, dans plusieurs peintures de Picasso de l’époque de la guerre.

Tu présentes aussi cette toile qui représente des fleurs de cactus. Je sais que dans une série précédente tu travaillais sur le langage des fleurs.

Dans ce langage, les fleurs de cactus signifient chaleur.

Je retrouve de nouveau ces deux niveaux de signification dans ce travail, l’évocation d’un genre de la peinture (la nature morte) et le champ symbolique du langage des fleurs. Ce ne sont pas juste des fleurs mais des signes d’un langage codé.

J’ai le projet d’exposer un certain nombre de ces peintures, des fleurs, des vanités ou autre, et selon leur placement, créer un message codé, une formule.

Chacun de ces éléments génère un code ?

Ce serait en plus de ce qu’il y aurait à voir dans les peintures. Des métadonnées en quelque sorte. La juxtaposition de sujets génèrerait un message. Ce serait un niveau supplémentaire de lecture.

Je veux parler de ta pratique. Ce sont des peintures que tu fais presque d’affilée, tu ne reviens pas dessus par multiples interventions. Elles ont un temps de réalisation sans interruption.

Oui, elles sont faites dans un lapse de temps limité. Il n’y a pas de retouches, la technique m’impose de les faire d’une seule traite. Tant qu’elles ne sont pas sèches, je continue à les travailler sans pause. Une fois sèches, elles sont figées.

Elles donnent une impression de douceur, mais je m’agite beaucoup devant, je les brosse parfois pendant quinze heures en continu.

C’est comme une peinture qui cherche à se laver de sa matérialité ? qui veut s’amoindrir de matière ?

C’est plus un étalement. J’étale la matière. La toile est trempée et tant que le pigment est en ce milieu fluide, je peux le déplacer et l’estomper, c’est presque de la sculpture.

Le temps d’exécution est limité à la «fraicheur» de la toile et de la peinture. Une fois sèches, je ne reviens pas dessus.

Tu veux arriver au point ou la peinture se fige, et il n’y a plus rien à faire dessus. C’est un moment qui est passé et qui resté figé…

Dans une vanité on parle de ce passage de temps dont on veut figer sa qualité éphémère. C’est aussi ce dont tu parles, le temps d’une vie, le temps de vie de cet animal, ou le temps plus éphémère de la vie d’une fleur, cette perception du temps dans lequel on vit un moment et puis s’arrête. La façon dont tu travailles la peinture est similaire, c’est en un seul temps, et puis c’est fini.

C’est une respiration, un lapse de temps plus ou moins court, et puis c’est fini ; cela dure le temps que ça dure, ça ne va pas au-delà.