SIP: Ces œuvres sont le fruit d’une résidence en Amazonie
BLV: Oui, Labverde est une résidence dans la forêt brésilienne près de Manaos, dans une réserve naturelle où fonctionne l’Institut Nationale de l’Amazonie dédiée à la recherche scientifique. Le projet de résidence met en lien des artistes et des chercheurs.
Il y a des communautés qui habitent cet espace ?
Non, mais en prenant un bateau nous avons visité une communauté indigène qui habite le long de la rivière. Ils parlent espagnol et nous avons passé une journée avec eux. Ils ont fait un rituel de danse autour d’un feu et ils nous ont invité à participer.
Quel projet tu as présenté?
Ma première idee était de faire un arbre généalogique dédié aux femmes de ma famille à partir des arbres de la région, mais cette première idée a évolué au contact des brésiliens avec lesquels je partageais la résidence. Ils m’ont raconté des histoires de la mythologie brésilienne qui m’ont beaucoup inspiré. La première que j’ai entendue est l’histoire de Yara, une sirène avec des cheveux très longs et une très belle voix, qui chante et séduit les hommes et les amène au fond de la rivière. C’est une réponse aux disparitions d’hommes dans la forêt.
J’ai été très intéressée par ces histoires et j’ai fait des recherches de mon côté.
La vidéo est articulée en cinq chapitres qui portent le nom de cinq entités féminines.
La première performance est inspirée par l’histoire de Yara. La deuxième est Ituana, une performance ou je pique mon sein avec des épines provenant d’un arbre. Ituana est une déesse qui se trouve au bout de la voie lactée, elle favorise l’allaitement et nourrit l’univers.
Une autre performance est inspirée par la déesse d’un arbre sacré, un arbre aux pouvoirs narcotiques et qui produit des visions. Je porte la robe de l’arbre.
Et Yemayá, quand je suis allongée dans l’eau, c’est la déesse de la mer, de toutes les eaux. J’aime bien amener au monde contemporain le pouvoir de ces déesses ancestrales. Je ramène au temps présent ces archétypes de femmes.
Il y a du public pendant tes performances?
Seulement quelques personnes parmi les gens de la résidence. J’aime bien que les gens participent pour créer ensemble un lien avec la nature, un rapport émotionnel et spirituel. Je crois qu’on peut parler avec les éléments naturels. J’essaye de trouver la conscience de cet arbre avec lequel je communique, l’arbre pense, la forêt pense et j’essaye de le percevoir.
Par rapport à la vidéo, comment tu choisis le point de vue et le cadrage?
J’ai une formation de danseuse classique, discipline que j’ai pratiqué jusqu’à mes 25 ans. J’ai un lien assez naturel avec mon corps, à partir du mouvement. Pour la prise de vue je suis assistée d’un vidéaste, on choisit ensemble le cadre par rapport à la posture du corps.
Il n’y a pas de montage, c’est du temps réel, pas de mouvement de caméra, un seul cadrage.
Les photos sont aussi issues des performances ? Tu fais la performance en ayant plusieurs médiums de capture et puis tu choisis la forme que ce matériel va avoir, vidéo ou série de photos?
Oui. Quand je suis en contact avec la nature je cherche la spontanéité, je veux rester ouverte au langage de la nature, je ne prévois pas à l’avance le résultat final de mon travail. Je veux être inspirée par les éléments naturels et être portée par eux, être connectée spirituellement avec eux.
Quelle est la durée réelle des performances ? Par exemple, celle où tu grimpes à l’arbre ?
Environs 20min. L’arbre était haut comme un immeuble. J’ai trouvé un endroit de prise de contacte plus au moins confortable. Je n’ai pas fait le registre complet de cette performance, la prise de vue alternait entre la vidéo et la photo.
Le lien à la nature est obligatoire ou tes performances peuvent se dérouler dans un autre type d’environnement ?
Connecter l’homme ou la femme à la nature est fondamental pour moi.
Tu as travaillé à partir de différentes divinités brésiliennes, mais je t’ai entendu parler de «la déesse» au singulier.
J ai lu The Language of the Goddes de Marija Gimbutas, une archéologue qui a fait une «archéomythologie»Â des cultures pré-patriarcales en Europe. Elle écrit sur une période du néolithique au paléolithique où les hommes et les femmes vivaient en harmonie, dans un système matriarcale, sans guerres, où la femme était investie de puissance parce c’est elle qui a créé les choses importantes pour cette période comme le jardinage ou le textile. Je veux faire un retour vers cette période matriarcale depuis la structure patriarcale d’aujourd’hui. Pour moi cette recherche sur la déesse dans la vieille Europe est en lien avec une recherche sur la spiritualité, la sexualité, et le féminisme.
La préhistoire avec son matriarcat est donc pour toi une sorte de période utopique?
Un moment où les rapports de force étaient inversés et le corps féminin était quelque chose de divin. Je trouve que la religion et notre société occidentale ont dégradé et dégénéré le corps des femmes. J’ai grandit entourée d’images religieuses patriarcales. Je trouve que l’église sépare le monde matériel et le spirituel. On peut trouver l’être divin à la mort, jamais dans le temps présent. Ces influences de la religion chrétienne ont annulé la possibilité d’existence de la femme divine. Je cherche par mon travail à rendre la divinité à notre corps, spécialement au corps féminin.
Ce retour à un temps ancestral est donc pour toi un trait d’union entre une divinité située dans la nature et la matière actuelle du corps. Mais tu ne refuses pas le coté divin du corps, tu vas chercher des déesses féminines, en utilisant ton propre corps comme médium pour ramener leur puissance au temps présent.
Dans mes performances le corps féminin est nu mais pas sous une forme érotique selon un regard masculin. Pas comme objet, mais comme sujet.
Mais tu transformes quand même ton corps en objet de performance et tu le donnes au regard
J’essaye de lui donner un pouvoir, une magie, comme celle qui est propre à la nature.
Pour lui donner un pouvoir tu utilises un intermédiaire qui est ce pouvoir divin, cette magie. C’est à se demander si ce pouvoir féministe peut aller de la main de cette divinité intermédiaire…
Pour moi le féminisme c’est libérer la femme, pas lui donner plus de règles. Lui donner des choix, utiliser la perception de son corps comme elle le souhaite en la libérant des stéréotypes.
Tu te situes dans le courant du «earth-body art»Â ?
Ana Mendieta a donné ce nom à son travail. Son parcours et son œuvre m’ont beaucoup marqué. En lisant sur ses origines, sa date de naissance, j’ai trouvé des ressemblances avec le profil de ma mère. Il n’y a pas eu, à ma connaissance, des continuateurs de ce courant après sa mort. Je faisais déjà de la performance et j’ai voulu faire des interventions dans la nature suivant ses traces. C’est une inspiration permanente pour ma vie et pour l’art.
Quels sont tes prochains projets ?
Je vais à NY pour faire un travail en vidéo avec les autres artistes newyorkais qui ont participé au Labverde. Je prépare aussi une conférence sur mon travail dans le cadre de cette résidence que je donnerais à New York University aux étudiants du Tisch School of the Arts.
Voici les photos de l’exposition Assemblage #10: http://spaceinprogress.com/works/assemblage-10-engager-le-corps/