Étendue païenne
Éléonore Berrubé – Juan Reos – Ismael Sentíes – Alicia Zaton
Parfois l’air devient moins transparent, palpable et s’interpose entre le regard et les choses. Il est visible et transforme l’espace, les éléments du paysage deviennent étranges, le regard doit se frayer un chemin. Si ses qualités de l’air se conjuguent au feuillage apparaît un paysage atmosphérique, propre à la projection des intimités et quêtes humaines. En rentrant dans un tel lieu, l’horizon reste occulte derrière une superposition d’éléments interposés. L’espace est propice à devenir un miroir des pensées, actions rituelles ou états d’âme.
Ces artistes nous proposent d’avancer dans l’espace en traversant des couches d’atmosphère, des layers, des calques. Mais avancer quand même, parce qu’il faut guérir, accomplir un processus en traversant l’incertain, accepter les ambiguïtés et rentrer dans un processus de guérison qui laisse derrière lui des épisodes de l’histoire personnelle.
Les peintures d’Ismael Senties nous plongent sans un tel espace. Ses titres les définissent par ce qu’elles ne sont pas : ni verdure, ni bois, ni ruisseaux, ni animaux. Il est question d’ambiances, de scènes intermédiaires entre le perceptif, l’affectif, le viscéral et l’imaginaire. Il explore la tension dynamique entre la proximité et la distance, quand l’œil ne voit plus, il se produit cette façon unique d’accéder à une autre perception. Il cherche à peindre une métaphore ouverte, par un langage qui s’éloigne de la linéarité pour laisser place à ce qui pourrait être plusieurs choses à la fois.
Dans chacun des quatre épisodes du film Dies, les protagonistes suivent un rituel intime et guérisseur qui les connecte à un paysage. Entrer dans une forêt c’est entrer dans un songe, dans un récit qui assimile fables et contes anciens. Dans ce cas, Éléonore Berrubé imagine des poèmes apocalyptiques, la forêt transpire, transmute, est pénétrable. Des lieux abandonnés sont plus qu’un décor et les éléments comme l’eau sont les factotums de la transformation. Les histoires de chacune de ses femmes sont métamorphosées par ses différentes cérémonies qui rendent le paysage un territoire païen. Chaque épisode prend le titre de la journée dont le rituel s’accomplit : Jour d’abandon, de colère, de vision, de vertige.
Les paresseuses, d’Alicia Zaton, font écho au rituel, à l’organique, au deuil. Des fleurs artificielles sont incluses dans de la cire, dans le seuil du visible ou du reconnaissable, dans une disposition qui évoque les sinuosités ornementales des marges des manuscrits médiévaux. La cire translucide matérialise la notion de souvenir, impose une couche laiteuse entre le présent et l’objet emprisonné. Le métal traverse l’objet de part en part faisant écho aux piques-cierges des églises, créant un contraste entre douceur et violence. Ces pièces sous-tendent le recueillement nécessaire à la manifestation du souvenir. En Pologne, lieu source pour l’artiste, la visite au cimetière est quotidienne, douce, parfois même joyeuse. Elle permet de se connecter à « ses morts », ses souvenirs et à l’amour porté. Les paresseuses veulent échapper à la morbidité et proposent un état de douce connexion spirituel, au rythme des eaux dormantes.
Les peintures digitales de Juan Reos dévoilent sa temporalité par la mémoire des étapes du processus. Ces images au mouvements à peine perceptibles sont des métaphores mélancoliques de l’arbre élagué, blessé, qui malgré l’assistance dont il a besoin pour ne pas s’effondrer, continue à donner des pousses vertes. Un arbre qui dévoile un état d’âme, par une anthropomorphisation des éléments du paysage. Des éléments naturels qui guérissent et qui et demandent à être guéris.