«L’imagerie de la poussière, par ce statut frontalier qui lui est propre, explore les interstices du monde qui cherchent à joindre matériel et immatériel, visible et invisible. Il quête la possibilité de trouver et de tramer une forme du continu sous le discontinu de la vie et de ses accidents. Penser, vivre et ritualiser la poussière, c’est donc penser l’inter-monde avec ses regrets et ses promesses.»1

Matière volatile, la poussière transforme tout ce qu’elle recouvre. Comme la lumière, elle fait disparaître et réapparaitre. Les corps des paysans assassinés que dessine Fredi Casco dans sa série Pascua dolorosa disparaissent sous la terre, leur terre. Celles des champs qu’ils ont travaillés, là où leurs cadavres ont été retrouvés ensevelis, leurs os réduits en poussières. Pour les ressusciter, l’artiste paraguayen les fait apparaître sous forme d’une série de spectres qu’il appelle Pâques douloureuse : le jour même où le Christ réapparaît, les paysans disparaissent.

Fredi Casco, en chiffonnier2, exhume ces oubliés de l’histoire grâce aux papiers qui ont servi à la vente de leurs terres. Dans l’autre série de dessins, Spectres, ceux sont les archives de l’appareil d’État du dictateur paraguayen Alfredo Stroessner3 que l’artiste met à jour. Ces documents sont aussi la trace, le témoin cadavérique de ce qui a été. En prenant les archives pour support, l’histoire de la dictature trouve enfin matière à se raconter.

Dans Poussière, poème déployé, Raphaël Tiberghien raconte la trajectoire des particules du temps qui se répand dans la maison et finit par s’engouffrer dans la gorge du poète qui balbutie. Si la poussière contraint la voix qui raconte, elle révèle aussi un sens nouveau aux sons. Se chargeant de cette matière, les mots «deviennent denses, physiques. Porteurs d’un sens autre que celui du langage, ils font presque douter de leur aptitude à communiquer»4 . Bien qu’il soit transformé, le récit demeure. L’œuvre de Raphaël Tiberghien donne à entendre, ici, le contraire de ce que dit Gaston Bachelard au sujet de la poussière: «elle est impalpable et cependant visible»5. À mesure que la bande son progresse, la poussière opère une métamorphose, elle devient corps à son tour, celui du poème. Un corps amorphe, contre lequel celui du locuteur se bat.

Là où, dans la confrontation physique et verbale avec la poussière, Raphaël Tiberghien fait advenir un autre corps, contraint par elle, Fredi Casco fait ressurgir les corps des disparus des archives ensevelies. Ouvrage du temps, la poussière occulte et révèle. Elle nous rappelle aux mémoires oubliées, rendant visible ce qui n’est plus et bouleversant ce qui est.

1- John Fante, Ask the Dust, 1939.
2- Pierron, Jean-Philippe. «Rites funéraires et poétique des éléments : une métaphysique de la poussière?», Études sur la mort, vol. no 121, no. 1, 2002, pp. 73-83.
3- Voir la figure du chiffonnier chez Charles Baudelaire et chez Walter Benjamin.
4- Alfredo Stroessner (1912-2006), général en chef des forces armées et membre du parti Colorado, il a été président de la République du Paraguay de 1954 à 1989.
5- Werly, Agnès, texte de l’exposition Condesations, 2017.
6-  Bachelard, Gaston, chapitre 1 «La métaphysique de la poussière», in Intuitions atomistiques, Essai de classification, 1933, pp. 22-39.

Claire Luna,  juin 2019