Marcolina Dipierro, Silvia Hestnes Ferreira et Lucrecia Lionti ont chacune des références spécifiques: la tradition de l’abstraction géométrique, mais altérée par un usage du souple, du pli et de la courbe pour Marcolina; une esthétique de la fragilité nourrie d’une poétique du matériau mais ancrée dans un expérience du Process art ou du minimalisme pour Silvia; l’abstraction, le néo dadaïsme et l’art conceptuel pour toute une part du travail de Lucrecia. S’il me semble possible de les faire se rencontrer ici, c’est que par delà leurs différences il y a des moments, des procédés et des attitudes qu’elles partagent. Tout d’abord une certaine relation à la fragilité et à une économie du peu. Des associations paradoxales ou des oppositions de matériaux et de qualités, une façon de déstabiliser le dogme formaliste ou moderniste par un sens de l’autodérision, une inflexion sensible ou encore un tremblement de la forme. Il y a chez toutes les trois une façon singulière d’hybrider les formes et les matériaux.
Marcolina Dipierro opère dans nombre de ses œuvres un procès d’assouplissement de la rigueur géométrique par l’association de médium aux qualités antagoniques: rigidité d’une forme construite et souplesse d’un matériau en suspension, fixité d’un cadre et tremblé d’une chaine, ou encore bouturage entre matériau naturel et matériau industriel, entre géométrie et formes végétales. On pourrait évoquer à leur propos les geometree de François Morellet. On pourrait aussi égrener une série de couples d’oppositions moteurs de son travail comme le dur et le mou, l’orthogonal et l’arabesque, l’angulaire et le noueux, le fonctionnel et le formel.
Silvia Hestnes donne une forme aux sentiments et des couleurs aux émotions qui la traversent. Mais cette mise en forme en évacue tout narrativité. Cela donne des sculptures associant fil de fer et pièces de tissus se soutenant réciproquement dans le frêle lien qui les noue. Elles nous font ressentir le tremblé d’une intuition, la temporalité fragile d’un travail de Pénélope que l’œuvre arracherait au temps et maintiendrait dans l’incertain équilibre d’une forme. Chez elle couleur, forme et matière sont à la fois prémisses et écho. L’œuvre naît de son art d’abstraire d’une émotion, d’un sentiment ou d’une pensée une forme ou une couleur qui prend son envol.
Lucrecia Lionti procède par recouvrement et/ou rapiéçage. Dans ses « peintures », c’est le recouvrement par la couleur de tickets de caisse contrecollés sur du carton d’emballage qui produit l’œuvre. Cela produit une géométrisation laissant transparaître quelques mots de l’économie et du commerce de l’art ou de sa «cuisine» (colle, musée,etc.). D’autres œuvres rassemblent des fragments de lingerie usagée (nappes, serviettes, torchons, etc) qu’elle coud, raccommode et assemble pour produire des géométries «domestiques». Elle décline ainsi une abstraction d’emballages et de rapiéçages qui marie le «high» de l’avant-garde moderniste au «low» du travail domestique et du recyclage. La désinvolture de son trait, la façon dont les matériaux sont dévalués (par les marques et traces de leur usure ou de leur utilisation ordinaire) configurent l’envers trivial d’un sublime englouti dans le monde de l’obsolescence programmée. On retrouve chez elle l’esprit des «incohérents» ou l’humour d’un Marcel Duchamp.
Décembre 2019, Philippe Cyroulnik